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Employabilité et prise de parole dans l’entreprise

mercredi 3 février 2016

L’association Dialogues vient de rendre public le sondage 2015 commandé à l’institut TNS Sofres sur l’image des syndicats. Parmi les éléments que l’on peut retenir, on observe une nette inflexion sur la question du meilleur moyen pour un salarié de défendre ses intérêts. Pour la première fois depuis 10 ans, la part de ceux qui préfèrent discuter individuellement avec leur hiérarchie décroît (-7 points) au profit de la coordination entre salariés (+4 points) et du recours aux syndicats (+2 points).

Cette question renvoie au travail récent que Rémi Bourguignon, Maitre de Conférences à l’IAE de Paris-Sorbonne et chercheur associé au Cevipof-Sciences Po, a conduit avec Florent Noël et Géraldine Schmidt sur les comportements de prise de parole des salariés [1] .
Interview.

Rémi Bourguignon : En effet, dans ce travail que vous évoquez, nous essayons de comprendre pourquoi un salarié va préférer mobiliser ses représentants ou s’exprimer directement auprès de sa hiérarchie. Nous essayons surtout de saisir la diversité des comportements individuels qui se cachent derrière le comportement moyen que reflète le sondage de Dialogues. La littérature spécialisée a déjà permis de mettre en avant un certain nombre de facteurs organisationnels comme le type de management ou l’insécurité de l’emploi. Pour le dire vite, quand le management apparaît autoritaire, les salariés y réfléchissent à deux fois, quand ce n’est pas plus, avant de prendre la parole. Ce type de questionnement renvoie à l’analyse célèbre d’Albert Hirschman qui nous montre qu’un individu insatisfait a 3 options devant lui : faire défection (exit), prendre la parole (voice) et/ou faire preuve de loyauté (loyalty). Pour les spécialistes du management, la question est essentiellement de savoir comment les individus arbitrent entre défection et prise de parole. Mais le décalage que nous tentons d’introduire dans ces réflexions est double. À l’image du sondage que vous citez, il nous a semblé important de distinguer le type de prise de parole : direct, via la hiérarchie, ou médiée, via les représentants. Ensuite, nous invitons à questionner les dimensions individuelles dans ces comportements. En l’occurrence, nous nous questionnons sur le lien entre l’employabilité perçue et le comportement de prise de parole.

Les clés du social : Quelles raisons a-t-on d’envisager un lien entre l’employabilité perçue par un salarié et son comportement de prise de parole ?

Rémi Bourguignon : Si on suit l’argumentation de Hirschman, un individu prendra d’autant moins la parole qu’il y associera un risque. Si l’expression d’une insatisfaction peut être source de représailles, notamment jusqu’à la mise en cause de son emploi, il préférera la loyauté ou, dit autrement, il taira son insatisfaction. Et quand l’occasion d’un départ se présentera, il partira. Or l’employabilité perçue, si on la définit comme le sentiment qu’a un individu de conserver son emploi ou de pouvoir en retrouver un équivalent dans ou hors de l’entreprise, pèse dans le calcul coût/avantage sur l’opportunité de prendre la parole. Mais l’effet est ambigu. Est-ce que la facilité de trouver un nouvel emploi conduit à opter pour la sortie ou, au contraire, est pris comme une assurance permettant de risquer la prise de parole ? L’autre paramètre de l’équation est la représentation des salariés. La reconnaissance du syndicalisme dans l’entreprise est largement fondée sur l’idée qu’une prise de parole collective ou par un représentant permet d’éviter le risque individuel. On pourrait presque voir deux mécanismes assurantiels différents dans l’employabilité et la représentation.

Les clés du social : Et que montrent vos résultats ?

Nous avons exploré ces questions en adressant un questionnaire aux salariés d’une grande banque française. En synthèse, on observe qu’il y a bien un lien entre employabilité perçue et comportement de prise de parole. Si on le dit de manière synthétique, les salariés les plus employables prennent volontiers la parole, directement auprès de leur hiérarchie mais vont au contraire se détourner de leurs représentants.

Les clés du social : Est-ce à dire que le développement de l’employabilité se fait au détriment des représentants des salariés, et donc des organisations syndicales ?

On pourrait l’interpréter ainsi et c’est d’ailleurs ce que font certains, prompts à dénoncer des pratiques de GRH individualisantes dont la finalité serait de fragiliser la représentation collective des salariés. Mais c’est une conclusion qui me semble trop rapide. A minima, il faudrait relever qu’on touche là à un paradoxe de l’action syndicale. Les syndicats travaillent à l’émancipation des salariés et cette émancipation peut conduire à une forme d’individualisation. Ce constat doit interpeler les organisations syndicales françaises sur leur modèle organisationnel qui repose sur une conception militante de l’action syndicale contrairement aux syndicats anglo-saxons, par exemple.

D’un autre côté, une étude britannique menée il y a une quinzaine d’années montrait que c’est aussi une question de management . Lorsque le management se montre bienveillant envers les organisations syndicales et qu’il respecte l’équilibre des pouvoirs, il obtient en retour la confiance des salariés. L’auteur de cette étude y voyait les fondements d’une relation partenariale qui n’oppose pas la prise de parole individuelle à l’action syndicale.

Ces discussions vont au-delà de nos travaux et appelleraient des investigations plus poussées. Mais en tout état de cause, il est raisonnable de souligner qu’un management hostile aux organisations syndicales va avoir tendance à fracturer le corps social de l’entreprise entre ceux qui ont une assurance, les employables, qui auraient beaucoup à perdre en s’affichant aux côtés des organisations syndicales et les autres, plus vulnérables, qui se tourneraient vers les organisations syndicales.


Notes :

[1Bourguignon, R., Noel, F. et Schmidt G. (2015). Is employability detrimental to unions ? An empirical assessment of the relation between self-perceived employability and voice behaviours, Revue de gestion des Ressources Humaines, n°98. Bryson, A. (2001). The foundation of ‘partnership’ ? Union effects on employee trust in management. National Institute Economic Review, 176(1), 91-104.