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La transmission professionnelle, dépasser les idées reçues

samedi 8 octobre 2016

Dans le contexte actuel de profondes transformations du monde du travail, la transmission professionnelle tient une place tout à la fois centrale et paradoxale. Elle est un enjeu essentiel des politiques publiques et de celles des entreprises et des administrations. Mais, elle ne se résume pas à une relation à sens unique entre deux individus de deux générations différentes par le biais d’un transfert quasiment « chimique ». La note très riche de Jeanne Thébault (Université de Lille 3) pour le Centre d’études pour l’emploi (CEE) nous invite à dépasser ces idées reçues.

Un terme « bateau » mais dont on n’appréhende pas toutes les dimensions

De fait, si le terme de « transmission » est fréquemment employé au sein des entreprises, dans le débat social, les négociations des partenaires sociaux et dans des recherches de diverses disciplines, il n’est pas vraiment défini. Plusieurs vocables l’avoisinent (transfert, partage, coopération, etc.), des mots s’y accolent (compétences, expériences, savoirs, etc.). La transmission est aussi associée à des dispositifs de formation plus ou moins formalisés. Cette diversité de termes et de situations s’accompagne d’idées reçues, de croyances partagées. Ainsi la transmission est-elle souvent considérée comme un phénomène allant de soi au cours du travail et reposant avant tout sur les caractéristiques individuelles des protagonistes, l’un, plus ancien dans l’entreprise et plutôt âgé, pouvant « transférer ses savoirs » vers un nouveau, généralement plus jeune.

Penser différemment la transmission des savoirs dans le monde professionnel

L’analyse présentée est fondée, en particulier, sur une recherche en ergonomie auprès de personnels soignants (aides-soignantes et infirmières). Le processus de transmission est pensé en termes d’activité collective, interactive et multidimensionnelle. La note propose une approche différente avec comme objectif d’élargir la réflexion sur la transmission, notamment dans les négociations entre partenaires sociaux, dans la conception des dispositifs publics cherchant à la promouvoir, ou encore dans sa mise en œuvre au sein des entreprises.

Opérer plusieurs « déplacements » au regard des idées reçues pour être plus efficace

Ces déplacements interrogent les conditions de travail, l’organisation de la production et la gestion des ressources humaines. Les six « déplacements » proposés sont liés entre eux et cherchent à rendre compte de la complexité de la transmission en situation de travail.

  • D’un simple transfert à une activité co-élaborée dans le temps. La transmission est souvent appréhendée comme simple « transfert » de l’ancien vers le nouveau et pouvant être réalisée dans un laps de temps bien délimité. Or, la transmission relève d’un processus qui se construit au fil du temps et doit s’intégrer à l’activité de production ; elle en subit d’ailleurs les contraintes et aléas. Par ailleurs, la transmission est une activité co-élaborée, car chacun y joue un rôle actif. Celui du tuteur est bien d’aider, d’accompagner le nouveau pour des tâches qu’il n’est pas en mesure de réaliser seul. Toutefois, le nouveau contribue aussi à orienter les interventions du tuteur en donnant des informations sur ses propres connaissances, en posant des questions, etc. La relation qui s’établit entre eux repose alors sur les connaissances que chacun possède de l’autre et sur les règles de fonctionnement qu’ils fixent ensemble.
  • D’une affaire de génération à la diversité des parcours professionnels. Le deuxième déplacement propose de s’éloigner d’une conception de la transmission en termes d’enjeux de « générations », avec des « jeunes », d’un côté, et des « seniors », de l’autre. Or, la diversité interindividuelle ne se réduit pas aux différences d’âge. Dans le contexte de changement permanent des entreprises et des administrations, chacun peut potentiellement devenir « nouveau », quel que soit son âge et son parcours. À l’hôpital par exemple, quand un service change d’orientation médicale, ce sont les anciens du service qui deviennent « novices » dans cette nouvelle spécialité et les nouveaux arrivants, qui possèdent déjà une expérience dans cette spécialité, deviennent les « expérimentés ».
  • D’un acte unilatéral à l’enrichissement réciproque. Le troisième déplacement propose de ne plus penser la transmission comme unidirectionnelle, des « expérimentés » vers les « novices ». Cette vision est réductrice et se rapproche de l’idée précédente de « transfert », qui néglige sa nécessaire co-construction ainsi que ses effets bénéfiques pour les protagonistes engagés dans le processus. Expliquer à quelqu’un ce que l’on fait et répondre à ses questions est une activité nouvelle qui entraîne une réflexion sur ses propres savoirs et connaissances. Devoir mettre en mots sa pratique, c’est sans cesse renouveler la vision que l’on a d’elle, en fonction aussi des réactions de l’autre. Toute interaction devient alors potentiellement formative pour les protagonistes.
  • Du binôme au collectif. Le quatrième déplacement consiste à ne plus considérer la transmission dans le cadre restreint d’un binôme, mais de l’inscrire dans les dimensions collectives plus larges qu’elle implique. Ainsi, un « encadré » est susceptible d’avoir plusieurs « encadrants » et un encadrant peut avoir à sa charge plusieurs nouveaux. Plus largement, le collectif peut aussi participer indirectement à la transmission, en contribuant à créer les conditions favorables à sa mise en œuvre. La transmission est aussi le support d’une certaine mutualisation quand elle permet des échanges sur les pratiques professionnelles entre des personnes d’expériences différentes, mais également entre « jeunes » ou entre « anciens ». Elle peut enfin devenir un espace ou une occasion de débats dans un réseau ou un collectif, intra- et inter-métier(s).
  • Des savoirs techniques à la pratique professionnelle. Le cinquième déplacement vise à se détacher d’une vision centrée sur les savoirs techniques, considérés comme homogènes, formalisables et transférables. Une telle grille de lecture laisse peu de place à l’évolution, souvent très rapide, des connaissances professionnelles. En outre, se limitant à des procédures formelles, elle ne rend pas compte des savoirs tacites, issus de l’expérience, qui ne peuvent être formalisés ou codifiés. Comme savoir jusqu’où serrer un boulon dans le BTP ?
  • Des caractéristiques individuelles aux conditions d’organisation. Le sixième déplacement amène à se détacher de l’idée que la réussite de la transmission est affaire de personnalités, pour prendre en compte les conditions et le contexte global dans lesquels elle prend place. Les difficultés ou échecs sont souvent renvoyés aux comportements et attitudes des protagonistes : l’ancien ne voudrait pas transmettre et le nouveau ne voudrait pas apprendre. Or, il en va tout autrement. Les évolutions permanentes des organisations pèsent sur les contextes et les processus de travail en les rendant aléatoires et imprévisibles. Les savoirs et connaissances associés évoluent eux-mêmes. Les changements incessants réduisent les temps d’entraide, d’échanges et d’élaborations collectives dans le travail.

La note conclut en définissant la transmission professionnelle comme un des derniers lieux d’élaboration collective des pratiques professionnelles et comme un espace permettant de débattre du métier entre personnes d’âge et de parcours différents et de cibler les tensions entre les exigences des organisations et celle des individus. Nul doute que ces réflexions toniques et à certains égards iconoclastes ne fournissent du grain à moudre aux négociateurs sociaux, aux acteurs des entreprises et des administrations ainsi qu’à tous ceux qui veulent redonner la voix aux travailleurs dans le débat public actuel.


Sources