1. Une histoire mouvementée
L’information et consultation des travailleurs dans les entreprises transnationales ont toujours été un sujet durement controversé au niveau européen. Le patronat a mené pendant plus de vingt ans une bataille acharnée contre toute initiative législative européenne sur ce thème [1]. Dès le milieu des années 70 ce thème de l’information consultation était en débat. D’une première initiative communautaire en 1980 à l’adoption d’une Directive en 1994 l’affrontement avec les employeurs n’a jamais cessé. Il a fallu, début 1993, le scandale Hoover, une entreprise multinationale américaine, exerçant un chantage odieux mettant en concurrence les travailleurs de l’entreprise de Glasgow et ceux de l’entreprise de Dijon, pour créer un choc de sensibilisation politique dont le président de la Commission Jacques Delors a su profiter pour relancer une proposition de législation communautaire, adoptée en septembre 1994. Cette législation avait été combattue jusqu’au bout par le patronat européen aidé par le Gouvernement britannique.
2. La nécessité de rendre la directive plus efficace
La Directive de 1993 avait déjà été révisée en 2009 sous la Présidence française mais sans prendre en compte tous les problèmes rencontrés dans la mise en œuvre au niveau des entreprises et de la situation juridique dans les différents États membres. Dans son évaluation de la mise en œuvre de la Directive réalisée en 2018, la Commission écrit que « les comités d’entreprise européens restent pertinents pour assurer et organiser le dialogue social transnational dans les entreprises multinationales, tout en offrant aux États membres la flexibilité nécessaire pour l’adapter à leurs systèmes nationaux. Toutefois, l’évaluation a aussi révélé des lacunes, par exemple en ce qui concerne la procédure de consultation des comités d’entreprise européens et les moyens dont disposent les représentants pour faire respecter leurs droits ».
La Commission européenne avait inscrit l’importance de consulter les travailleurs sur les sujets qui les concernent dans le principe n° 8 du socle social européen. En constatant que le nombre d’entreprises multinationales ayant des actifs ou des usines dans plusieurs pays européens an 2015 était environ 45 fois plus élevé qu’au cours des années 90, la Commission soulignait des lacunes dans l’efficacité de la Directive telles que le recours aux clauses de confidentialité, la notion de transnationalité, la faiblesse des sanctions pour non-respect de la Directive…
La confédération européenne des syndicats demandait depuis des années une amélioration de la démocratie au travail et de la Directive Comité d’entreprise européen, en particulier dans la résolution de son Comité Exécutif de 2018. Cinq ans plus tard, le 2 février 2023, le Parlement européen adoptait, à une grande majorité, un Rapport d’initiative législative demandant à la Commission de proposer une révision de la Directive. La Commission répondait positivement au Parlement européen dans un temps record d’un mois (le 1er mars) confirmant son engagement à donner suite à la demande du Parlement européen et annonçait aussitôt le lancement de cette initiative législative.
3. Quels éléments pour une révision réussie ?
Le Parlement européen a repris quasi intégralement les propositions de la CES. Les principales modifications portent sur : l’accès à la justice et des sanctions réellement dissuasives pour non-respect des termes de la Directive et/ou de l’accord CEE ; un droit d’injonction pour suspendre toute décision de la Direction si celle-ci n’a pas tenu compte des droits à la consultation du CEE ; le renforcement et l’élargissement du rôle des experts nommés par les syndicats ; une meilleure définition des droits à l’information et à la consultation avant une décision (droit préalable) ; la limitation de la clause de confidentialité ; la garantie des moyens financiers et matériels au travail des CEE ; la fin des dérogations aux accords antérieurs à la Directive de 1994 pour garantir les mêmes droits à tous les accords.
Pour le patronat au contraire la révision de la Directive en 2009 suffit largement et l’initiative communautaire serait « un nouvel exemple négatif d’une initiative réglementaire de l’UE qui nuit profondément à la compétitivité des entreprises… ». Rien que ça !!!
4. Lancement de la consultations des partenaires sociaux
La Commission européenne a lancé la première phase de consultation des partenaires sociaux européens le 11 avril. Trois questions sont posées dans le document de consultation :
1. Estimez-vous que la Commission ait correctement et suffisamment identifié les problèmes et les domaines possibles d’une action européenne ?
La CES répondra certainement OUI en complétant les problèmes rencontrés actuellement dans la mise en œuvre de la Directive. Pour le patronat il n’y qu’à se rappeler leur conférence sur « une approche alternative à la révision proposée par le Parlement européen de la Directive sur les Comités d’entreprise européens (CEE) » (cela ne vous rappelle pas Trump avec sa vérité alternative… ?) pour constater que la proposition n’a pas lieu d’être.
2. Estimez-vous qu’une action de l’UE soit nécessaire pour s’attaquer aux problèmes identifiés ? Si oui, quel devrait être le champ d’application de cette action ?
La réponse patronale sera, si on ne se trompe, NON, une initiative législative européenne n’est pas nécessaire. Au pire pour le patronat européen « une Recommandation suffirait avec un code de conduite pour améliorer le fonctionnement des Comités d’entreprise européens ». La réponse de la CES sera au contraire positive pour une action de l’UE.
3. Envisageriez-vous d’ouvrir un dialogue au titre de l’article 155 du Traité sur l’un quelconque des problèmes identifiés dans cette consultation ?
La réponse de la CES à cette question sera délicate…Elle sera, OUI SI, avec la conditionnalité de l’engagement du patronat pour des améliorations contraignantes mais aussi avec l’assurance que la Commission est prête à proposer une législation en cas de non négociation. La réponse du patronat sera certainement OUI si elle est sûre que la Commission veut présenter une révision de la Directive afin au moins de gagner du temps.
5. Un compte à rebours infernal
La Commission a pris une initiative extrêmement rapide en lançant la consultation le 11 avril. Les partenaires sociaux ont six semaines pour répondre aux trois questions de la Commission européenne. Cela porte au 23 mai pendant le congrès de la CES à Berlin !
Le lancement par la Commission de la deuxième phase de consultation serait donc possible fin juin/début juillet avec à nouveau 6 semaines pour se prononcer quant à la nécessité d’une action de l’UE à propos du contenu de la législation ou si les partenaires sociaux veulent engager des négociations dans le cadre du dialogue social européen.
Si les partenaires sociaux (ou l’un des deux…) refusaient d’engager des négociations, la Commission devrait alors reprendre le processus législatif et proposer une Directive avant fin 2023 pour être en temps utile durant cette législature, sinon la proposition sera léguée à la nouvelle législature, Commission et Parlement européen renouvelés. N’oublions pas que les élections européennes sont programmées fin mai/début juin 2024 et la nouvelle Commission pour juin 2024. Sachant que le Parlement européen sortant ne s’engage pas sur une nouvelle proposition législative six mois avant les élections le compte à rebours semble très difficile sinon impossible à tenir pour que la proposition de la Commission soit dans les temps. Cela conduit donc à reporter à fin 2024 une initiative sur la révision de la Directive avec une nouvelle composition du Parlement qui sera peut-être moins favorable et une autre Commission en « espérant » que Ursula von der Leyen soit reconduite ainsi que le Commissaire aux Affaires sociales Nicolas Schmit, ce qui n’est pas assuré.
Bien sûr il reste encore l’hypothèse de la négociation qui pourrait s’engager après une réponse positive des employeurs et des syndicats à la deuxième phase de consultation. Une négociation possible mais un résultat impossible sur les propositions de la CES. Les employeurs ne veulent rien de juridiquement contraignant et restent sur des propositions de code de conduite, de recueil de bons exemples… Une proposition de négociation de leur part pourrait être une mesure dilatoire et l’échec des négociations renforcerait leur argumentation qu’il n’existe pas de consensus des partenaires sociaux et qu’il n’est donc pas souhaitable de légiférer. Il va être difficile à la CES de dire tout de suite non à la négociation mais dire oui risque de couter cher et d’empêcher une proposition législative rapide !
6. Conclusion
Rien n’est gagné pour cette révision. Il est quand même intéressant de constater que la prochaine présidence de l’Union européenne sera exercée par l’Espagne (deuxième semestre 2023) qui a fait de la démocratie au travail un sujet prioritaire de sa présidence et la Présidence suivante sera belge qui est dans le même état d’esprit pour l’appui à cette révision. À condition de ne pas rater le coche, qui semble impossible, du lancement de la proposition législative avant fin octobre, car la Commission comme le PE ne veut jamais engager la législature suivante six mois avant les élections. Il faudra également échapper aux tentatives de diversion et de retardement du patronat. Si non on est reparti pour un tour très aléatoire 2024/2025…avec des présidences de l’UE de la Hongrie au deuxième semestre 2024 et de la Pologne au premier semestre 2025…