Parmi les facteurs qui handicapent la compétitivité de la France face à ses concurrents internationaux, il en est un particulièrement occulté dans notre pays : l’immaturité du dialogue social à la française. Une étude de la Fondation de Dublin (Eurofound), apporte une moisson de données permettant de comparer la France à ses voisins de l’Union Européenne (UE). Ces données apportent des éléments concrets au débat public sur le dialogue social, généralement riche en idées préconçues et pauvre en étayage statistique.
Deux constats majeurs s’en dégagent : la France est à la traîne de l’Europe pour la qualité du dialogue social ; ce retard coûte cher à nos entreprises en termes de compétitivité, qu’il s’agisse de performance économique et financière ou de qualité de vie au travail. Ce retard s’ancre dans la difficulté française à reconnaître la notion de performance dans toutes ses dimensions, intégrant la pluralité des parties prenantes. En ce sens, il est un obstacle au déploiement d’une RSE (responsabilité sociétale des entreprises) assumée.
Cette étude de la Fondation de Dublin permet de quantifier l’impact d’un dialogue social de qualité dans les différents pays de l’UE. Je propose ici une synthèse des 6 conclusions qui m’ont semblées essentielles avant d’essayer d’en tirer quelques implications concrètes pour les managers et les représentants du personnel dans les entreprises et les organisations.
La France est à la traîne de l’Europe pour la qualité du dialogue social
La France ne se caractérise ni par la qualité du dialogue social qui y est pratiqué, ni par la place qui lui est donnée dans le fonctionnement des organisations.
Eurofound[1] relève la très grande diversité des formes et des impacts du dialogue social pratiqué dans l’Union. Afin d’y voir plus clair dans ce paysage chatoyant, elle classe les établissements en quatre familles reflétant la qualité du dialogue social :
- 1. Dialogue limité : établissements dans lesquels la qualité de l’information remise aux représentants du personnel est pauvre. Les ressources allouées sont rares, en particulier pour leur formation.
- 2. Dialogue orienté vers les ressources : là aussi la qualité de l’information remise aux représentants du personnel est pauvre mais ils disposent de moyens conséquents, notamment en formation et recours à l’expertise.
- 3. Dialogue orienté vers l’information : les représentants du personnel disposent d’un bon niveau d’information et de temps pour les exploiter mais n’ont que peu de ressources pour se former et faire appel aux experts externes.
- 4. Dialogue extensif : les représentants du personnel disposent à la fois d’un bon niveau d’informations et de ressources conséquentes.
Parmi les 28 États-membres, il y a six pays dont les établissements sont sur-représentés dans la famille « Dialogue limité » : la France, l’Irlande et quatre pays d’Europe du Sud – la Grèce, Malte, le Portugal et l’Espagne. À l’inverse, si l’on regarde les pays dont une forte proportion des établissements figure dans la famille « Dialogue extensif », on trouve la Hongrie, l’Autriche et la Hollande, qui y placent plus des deux tiers de leurs établissements, précédés par les deux « champions européens du dialogue social », la République tchèque et l’Allemagne (plus des trois quarts). Le « modèle Rhénan », théorisé par un ancien Commissaire au plan français alors président des AGF, est toujours solide sur ses bases[2].
Où se situe plus précisément la France dans ce paysage ? La part des établissements caractérisés par le mode « Dialogue social extensif » y est très faible, à tel point que les seuls pays moins bien placés après elle, parmi les 28, sont Malte, le Portugal et la Roumanie…
L’image d’Epinal d’une France dont le dialogue social bénéficierait de beaucoup de ressources alors que les pays d’Europe centrale ou orientale seraient tous à la traîne est ainsi sérieusement écornée. Cette situation tend à cantonner les représentants du personnel en France dans un rôle relativement passif : on entendra leurs avis mais on n’en tiendra pas forcément compte…
Pour dépasser l’aspect théorique des droits plus ou moins formels attribués aux représentants du personnel dans la législation des différents pays, Eurofound s’est intéressé aux faits, en demandant aux représentants du personnel en quoi ils sont effectivement et concrètement impliqués dans le dialogue social. C’est ici qu’apparaissent les faiblesses du dialogue social à la française.
Cette analyse a été judicieusement restreinte aux établissements de plus de 50 salariés, ceux qui sont couverts par la directive européenne de 2002 sur l’information – consultation (2002/14/CE). L’information et la consultation doivent porter au minimum sur la situation financière et l’emploi dans l’entreprise, ainsi que sur les décisions susceptibles d’entraîner d’importants changements dans l’organisation du travail ou les contrats de travail. La proportion des établissements de l’UE dans lesquels la direction remet aux représentants du personnel une information sur la santé financière et la situation sociale comme le prévoit la directive est élevée (81%) mais reflète une grande variété d’application de cette directive : elle s’étage de 40% seulement au Portugal (les autres pays en retard sont Chypre, la Lituanie, Malte, l’Estonie et l’Irlande) à 90% pour les mieux placés (pays Scandinaves, Allemagne, Autriche). Avec 76%, la France n’est pas particulièrement bien placée et se situe en-dessous de la moyenne des 28. La fourniture d’informations économiques, financières et sociales au CE y est pourtant obligatoire (ainsi que le financement d’une mission d’expertise sur ces données) depuis les lois de 1946…
La situation française se dégrade encore lorsque l’on arrive sur « les choses sérieuses », la fourniture des informations dites stratégiques, c’est-à-dire celles qui concernent les enjeux business, les nouveaux produits ou services, les changements dans les process ou les structures, les plans stratégiques. Ici, la proportion des établissements dans lesquels la direction partage ces informations avec les représentants du personnel tombe à 61% pour la moyenne des 28 et… à 47% seulement pour la France. La position de la France est à ce point défavorable que seuls quatre pays sont moins bien positionnés : la Grèce, l’Espagne, Chypre, le Portugal, tous situés en Europe du Sud. Par comparaison, l’Allemagne se situe à plus de 70% et la Grande-Bretagne, pourtant réputée hostile aux obligations de dialogue social, à 68% (voir graphique ci-dessous, issu du rapport Eurofound, p29).
Ce manque d’information partagée est-il compensé par un large accès à l’expertise, réputée être une spécificité française ? Erreur ! À la question « avez-vous accès à un financement vous permettant de faire appel à une expertise externe ? », 37% des représentants du personnel de l’UE ont répondu par l’affirmative. Cette proportion est même un peu plus élevée que pour l’accès à la formation leur permettant d’exercer leur rôle (32%). La France, avec un taux de recours de 19%, ne fait d’ailleurs pas partie des pays dans lesquels les représentants du personnel bénéficient le plus de l’accès à l’expertise externe : 85% au moins d’entre eux y accèdent en Allemagne, à Chypre ou en Hongrie, et même 36% dans la très libérale Grande-Bretagne. Cela dit, les modalités d’accès à cette expertise, souvent fournie par des équipes intégrées aux organisations syndicales confédérales ou de branche, restent très diverses en Europe. Le « modèle français » d’expertise fournie par des cabinets indépendants des organisations syndicales apparaît dans sa singularité, même si on sait que cette indépendance est elle aussi diverse… (voir mon article dans Metis : « Les experts CHSCT : une nécessaire refondation »)
Ce manque d’information partagée n’est pas non plus compensé par un large accès à la formation pour les élus du personnel. La part des représentants du personnel qui ont bénéficié d’une formation liée à leur mandat au cours des douze derniers mois n’est que de 16% en France, soit… la moitié de la moyenne des 28 pays de l’UE (31%) et largement en-deçà de ce que pratiquent nos principaux concurrents européens : 54% en Allemagne, 25% en Grande-Bretagne, 28% en Italie, 29% en Espagne. Les seuls pays moins bien classés que la France sont l’Irlande, Malte et la Roumanie…
Ce retard de la France en termes de maturité du dialogue social est-il un problème ? Certains ont déjà tourné la page et s’accommoderaient volontiers d’un management débarrassé de ce contre-pouvoir jugé encombrant. Pourtant, l’ensemble des acteurs de l’économie, y compris la partie patronale, devraient s’attacher à rattraper ce retard, ne serait-ce que parce qu’il coûte aux entreprises françaises plusieurs points de compétitivité face à leurs concurrents internationaux.
La qualité de l’information fournie aux élus du personnel est un facteur explicatif de la performance économique et de la QVT
Voici deux constats qui devraient faire réfléchir ceux, et ils sont nombreux en cette période de veillée électorale, qui voudraient bien se passer de ce qu’ils appellent les « pesanteurs » du dialogue social :
- Les établissements dans lesquels l’information fournie aux élus du personnel est de qualité dégagent une meilleure performance économique (santé financière, productivité, croissance de la production) que les autres.
- Le niveau de qualité de vie au travail (QVT) atteint par les établissements est meilleur dans ceux qui développent un bon niveau de dialogue social.
Le lien entre la qualité du dialogue social et la performance économique de l’établissement a été testé par Eurofound. Cette dernière est approchée par un ensemble d’informations (santé financière, productivité du travail, croissance de la production de biens ou services sur la période 2010-2013). La conclusion est claire : les établissements dans lesquels l’information donnée aux élus du personnel est bonne (fréquence et étendue des informations ; jugement positif des élus sur leur qualité) sont plus performants que les établissements qui leur octroient beaucoup de moyens (heure de délégation, formation et accès aux expertises externes) mais leur livrent peu d’information. Cette conclusion valide la stratégie de relations sociales qui mise davantage sur le partage régulier d’informations avec les parties prenantes (approche de la RSE, responsabilité sociale des entreprises) plutôt que sur l’ampleur des moyens en temps et en expertise.
Une conclusion similaire se dégage du lien entre la qualité du dialogue social et le niveau de QVT atteint pas les établissements. Ce dernier est estimé par des questions adressées à la direction sur la fréquence des arrêts maladie, les difficultés à fidéliser le personnel, le degré de motivation des salariés et l’évolution du climat social. « Les établissements dans lesquels la direction dépense des sommes importantes pour fournir à leurs représentants du personnel des heures de délégation, du temps de formation et pour financer des expertises externes dégagent un mauvais niveau de QVT si elles ne sont pas capables de fournir un bon niveau d’informations », nous dit l’étude d’Eurofound. La transparence apparaît ainsi comme un atout important en matière de QVT, ce qui confirme les résultats issus d’autres enquêtes (par exemple, l’incertitude liée à l’avenir de l’entreprise et à la pérennité de son emploi constitue un facteur majeur de risque psychosocial).
Le niveau de QVT atteint par les établissements est meilleur dans ceux qui développent un bon niveau de dialogue social. Bien sûr, le sens de la causalité entre ces deux indicateurs n’est pas une évidence. C’est bien un cercle vertueux qu’il faut parvenir à enclencher.
Ce constat apporte une confirmation de l’importance de la confiance, patiemment construite par une information de qualité régulièrement partagée. Les représentants du personnel ont besoin d’une bonne visibilité, d’une compréhension fine des enjeux auxquels leur entreprise fait face pour s’engager dans une démarche de négociation.
Un ingrédient essentiel d’un dialogue social de qualité est la confiance entre les acteurs
Deux constats sont ici à retenir :
- Les établissements dans lesquels les pratiques de dialogue social sont caractérisées par des niveaux relativement élevés de confiance mutuelle enregistrent de meilleurs résultats en termes de performances et de bien-être au travail.
- Sur ce plan, la France n’est pas mal placée. Elle bénéficie même d’un positionnement plutôt favorable sur l’indice de confiance du dialogue social construit par Eurofound.
L’enquête ECS, sur laquelle s’appuie Eurofound, contribue sur ce point à mettre à bas une idée reçue profondément ancrée en France : le manque de confiance qui bloquerait le dialogue. Eurofound a créé un indice « Confiance dans la direction », qui repose sur l’évaluation de la fiabilité de la direction par les représentants des employés, leur relation générale avec celle-ci, leur perception de sa sincérité et leur sentiment de recevoir (ou non) un moins bon traitement en raison de leur position de représentants des employés. Bien sûr, on pourrait espérer mieux mais la France se situe en position moyenne sur cet indice. Les représentants du personnel en France ne considèrent pas leur direction avec davantage de défiance que dans les autres pays de l’UE.
Un second indice, « Confiance dans la représentation des employés », repose sur la vision symétrique, c’est-à-dire sur l’évaluation de la fiabilité des représentants des employés par la direction, son avis sur le caractère constructif ou non de la participation de la représentation des employés et sur la question de savoir si consulter la représentation des employés lors de changements majeurs favorise l’implication du personnel dans leur mise en œuvre. Sur cet indice, la France est bien placée, au 6ème rang derrière l’Autriche et les pays scandinaves mais devant l’Allemagne. Ce résultat met à mal l’idée selon laquelle les représentants du personnel en France ne seraient pas considérés comme des interlocuteurs légitimes et fiables.
Le croisement de ces deux indices « montre clairement une association positive entre la confiance dans la direction et la confiance dans la représentation des employés, ce qui implique que la confiance est généralement mutuelle ». Et les auteurs de l’étude d’Eurofound ajoutent : « Lorsque la confiance mutuelle entre la direction et la représentation des employés est limitée, il existe davantage d’action syndicale[3]. (…) Les analyses montrent que les établissements où les pratiques de dialogue social sont caractérisées par des niveaux relativement élevés de confiance mutuelle enregistrent de meilleurs résultats en termes de performances et de bien-être au travail »[4]. S’appuyant elle aussi sur les résultats de la troisième enquête européenne sur les entreprises (ECS), cette autre étude d’Eurofound conclut que « les entreprises où le dialogue social fonctionne bien enregistrent de meilleurs niveaux de performance et de bien-être général au travail. Cependant, la recherche indique également qu’il existe une minorité assez importante d’entreprises où le dialogue social est caractérisé par un manque de ressources, une confiance limitée entre la direction et les représentants des employés et des niveaux relativement élevés d’action syndicale ».
Un autre ingrédient essentiel d’un dialogue social de qualité est l’influence sur les décisions, qui apparaît extrêmement faible en France
La qualité de l’information partagée et la confiance établie entre les acteurs sont deux facteurs clés de succès essentiels au dialogue social. En revanche, toujours d’après les analyses d’Eurofound, ni l’ampleur des moyens dévolus aux représentants du personnel (temps de délégation, de formation, etc.), ni l’étendue des prérogatives octroyées au IRP (CE, CHSCT, etc.) par le droit du travail local n’apparaissent comme des variables pertinentes pour expliquer la qualité du dialogue social.
L’étude d’Eurofound croise les droits attribués aux CE (comités d’entreprise) par la législation des différents pays de l’UE et la qualité du dialogue social effectif qui se déroule dans les établissements concernés. « Intuitivement, on s’attend à ce que les établissements situés dans les pays dont les CE disposent des attributions les plus étendues jouissent du meilleur niveau de dialogue social », nous disent les auteurs. Or, ce n’est absolument pas le cas. Les attributions formelles prévues par la loi pour les CE (très larges en France) ne préjugent en rien du niveau de dialogue social observé par les acteurs sociaux au sein des établissements !
Au-delà des droits formels, la question essentielle est celle de l’influence sur les décisions. C’est ici que les différences majeures se font jour : « Dans un peu plus de la moitié des établissements, la représentation des employés est associée à la prise de décisions conjointes sur des questions importantes. Toutefois, dans environ un tiers des établissements, elle n’est pas associée aux décisions importantes, ou est seulement informée de celles-ci. De même, environ la moitié des représentants des employés (52 %) disent avoir eu au moins une certaine influence sur les décisions les plus importantes prises par l’établissement au cours des dernières années. Quelque 17 % disent avoir eu une forte influence, et 31 % n’avoir pas eu d’influence du tout »[5].
Le problème du dialogue social à la française réside dans sa relative incapacité organisée à peser sur les décisions. Ainsi, la proportion des représentants du personnel qui estiment exercer une influence sur les changements structurels (restructurations, délocalisations ou fusions) n’est que de 27% en France, largement inférieure à la moyenne européenne des 28 États-membres (37%). Elle est aussi très inférieure au niveau atteint par nos voisins et principaux partenaires commerciaux : Pays-Bas (51%), Grande-Bretagne (47%), Allemagne (45%) mais aussi Espagne (34%), Italie (34%), Belgique (32%). Cette incapacité à peser n’incite pas les salariés à s’intéresser au dialogue social, achevant ainsi de boucler le cercle vicieux de l’éloignement des salariés et de leurs représentants (pour d’autres chiffres et comparaisons européennes, voir « Les CE et CHSCT : un véritable contre-pouvoir ? »).
Les droits réels devraient l’emporter sur les droits formels
C’est ici qu’apparaît la distinction, majeure à mes yeux, entre
- droits formels (les moyens dévolus), qui sont souvent mis en avant pour justifier de la qualité du dialogue social alors qu’ils se révèlent anecdotiques dans le fonctionnement du dialogue social sur le terrain et
- droits réels (l’impact effectif), qui sont producteurs de changements concrets par l’intermédiaire de la qualité de l’information partagée entre partenaires sociaux et de l’influence exercée par les représentants du personnel sur les décisions du management.
Eurofound apprécie le degré réel d’influence ou de participation octroyé aux représentants du personnel par une échelle à quatre niveaux, soit de bas en haut :
- information,
- consultation,
- codétermination (qui ne doit pas être confondue avec la cogestion),
- décision unilatérale (cette dernière peut exister sur certains thèmes particuliers, notamment sous la forme d’un veto dont peuvent disposer les représentants du personnel[6]).
C’est ainsi que le troisième échelon du dialogue social, la codétermination, n’est que très peu pratiqué dans les établissements à « Dialogue limité ». En revanche 58% des établissements qui pratiquent la codétermination et impliquent fortement les représentants du personnel dans les décisions stratégiques font partie de la famille « Dialogue extensif », famille qui compte très peu d’établissements en France.
Sans surprise, ce sont l’Allemagne et l’Autriche qui donnent les attributions les plus larges aux représentants du personnel, du fait de la place majeure occupée par la codétermination. Le modèle Rhénan, encore…
La même exigence de prise sur le réel s’applique à la RSE : il ne s’agit pas seulement – comme l’affirment pourtant certaines définitions de la RSE – d’écouter les parties prenantes mais bien de prendre en compte leurs attentes en prenant des engagements construits et suivis avec elles.
Le dialogue social et le dialogue professionnel se renforcent mutuellement
Ce rapport d’Eurofound a l’intérêt d’étudier les modalités d’implications indirectes des salariés (au travers du dialogue social) mais aussi les modalités d’implications directes : participation à des réunions, envoi de newsletter, mise en place de boîtes à idées, etc. Les deux modes de participation se renforcent mutuellement. Ainsi, un peu plus de 30% des établissements européens combinent un haut niveau de dialogue social et une forte implication directe des salariés. Ceci montre que c’est moins le canal (dialogue social ou professionnel) qui fait la qualité du management que l’attitude des acteurs (ouverture, dialogue, confiance,…), qui s’exprime dans l’un comme dans l’autre. C’est pourquoi l’opposition si souvent mise en avant entre dialogue social et dialogue direct n’est pas pertinente.
La bonne qualité du dialogue social et du dialogue professionnel est aussi corrélée au taux d’emploi (proportion de la population en emploi) du pays concerné.
Quelques implications concrètes pour les acteurs du dialogue social en entreprise
1) Les partenaires sociaux en France ont eu raison de s’attaquer au problème de la qualité de l’information partagée.
L’étude d’Eurofound montre qu’elle a un impact majeur sur la qualité et la soutenabilité du dialogue social mais aussi sur la QVT et sur la performance économique. Ce constat me semble éclairer l’effort consacré par les partenaires sociaux à la base de données économiques et sociales née de l’ANI de janvier 2013 (loi de sécurisation de l’emploi de juin 2013) : le levier de la qualité de l’information est essentiel (voir « Quels enseignements tirer de la mise en œuvre de la Loi de Sécurisation de l’Emploi pour orienter la réforme de notre démocratie sociale ? », Rapport Terra Nova). Même si cette base de données (et ses relations avec l’information-consultation sur la stratégie) a du mal à se mettre en place dans bon nombre d’entreprises, elle apporte une réponse pertinente à la faiblesse du dialogue social en France, qui n’est pas suffisamment soutenu par une information partagée de qualité. A condition, bien entendu, que le dialogue ne se perde pas dans des arguties sur les informations elles-mêmes, mais se focalise sur les faits et les diagnostics qu’elles sous-tendent…
2) Les partenaires sociaux ont eu raison de faire évoluer le centre de gravité du « dialogue social à la française » très orienté vers l’information-consultation (droits essentiellement formels) vers une place plus importante dévolue à la négociation (droits réels).
La loi de sécurisation de l’emploi citée ci-dessus a permis une avancée majeure en faveur de la négociation des plans de sauvegarde de l’emploi. C’est cette approche qu’il faut poursuivre sur d’autres aspects essentiels (plans de formation, conditions de travail, etc.) pour se rapprocher d’un modèle plus orienté vers la négociation sociale, qui donne leur juste place aux partenaires sociaux.
3) Les acteurs du dialogue social pourraient s’attacher à investir les thématiques dans lesquelles des accords mutuellement gagnants sont possibles.
Les auteurs de l’étude d’Eurofound ont également étudié le lien entre la qualité du dialogue social et la fréquence de ce qu’ils appellent les accords mutuellement gagnants (« win-win arrangements »). Ces accords sont identifiés par le repérage des établissements qui ont réussi à dégager une bonne performance économique (pour l’entreprise) mais aussi une bonne QVT (pour les salariés). Là encore, ces accords prévalent davantage dans les établissements qui misent sur l’information donnée aux représentants du personnel plutôt que sur les moyens qui leurs sont octroyés.
Est-ce un objectif inatteignable pour les partenaires sociaux ? Faut-il une DRH particulièrement sophistiquée pour parvenir à mettre en place un environnement favorisant ces accords mutuellement gagnants ? Peut-être pas car Eurofound, dans une autre étude, a isolé les facteurs favorables : « les établissements qui ont recours à la prise de décision conjointe entre les employés et la direction pour les tâches quotidiennes, possèdent une organisation interne modérément structurée, investissent de manière limitée dans la gestion des ressources humaines mais usent de pratiques de participation directe étendues, obtiennent les meilleurs scores, à la fois en termes de performances de l’établissement et de bien-être sur le lieu de travail »[7]. On distingue dans cette configuration, certains des ingrédients de ce que préconise le « modèle » de l’« entreprise libérée » (voir « L’entreprise libérée est-elle socialement responsable ? »).
4) Un dialogue social de qualité fonctionne sur un cercle vertueux.
Bien que l’étude d’Eurofound ne se hasarde pas à formuler un « modèle » de fonctionnement du dialogue social, ce dernier transparaît dans l’articulation des constats formulés : la qualité de l’information partagée construit le socle de la confiance entre les acteurs, qui à son tour favorise la conclusion d’accords mutuellement gagnants, qui accroît l’influence des représentants du personnel sur les décisions du management, ce qui renforce la légitimité et la confiance des acteurs, etc.
Loin de moi l’idée de prétendre que la mise en place de ce « modèle vertueux » (en ce sens qu’il profite à la fois à l’entreprise et aux salariés) est aisé et pérenne mais on peut en revanche essayer de réunir les conditions favorables. Le fonctionnement de ce modèle procure aussi un socle sur lequel peut s’appuyer une politique de RSE aussi attentive à son mode de déploiement qu’à ses objectifs.
5) Le rôle du management intermédiaire est décisif.
Un autre rapport d’Eurofound, sur lequel je reviendrai dans un prochain article, s’est efforcé de repérer par une méthode qualitative, les éléments qui distinguent les établissements dans lesquels la qualité du dialogue social est jugée la meilleure (à la fois par les représentants de la direction et ceux du personnel)[8]. Ces « éléments de bonne pratique », pour reprendre l’expression des auteurs, sont les suivants :
- des réunions régulières entre le management, les salariés et leurs représentants pour expliquer, écouter et préparer les changements, mais aussi pour préparer l’agenda des réunions d’IRP ;
- des réunions régulières pour assurer le suivi des décisions ;
- la prise en compte des remarques des managers et des salariés pour permettre des ajustements sur les décisions et orienter leur mise en œuvre ;
- l’encouragement à la prise de parole des salariés de façon à favoriser leur implication dans les choix stratégiques et la prise de décision ;
- la formation qui accompagne la mise en œuvre des changements.
On retrouve ici les approches bien balisées du management participatif. Mais c’est aussi un rappel en faveur de la mobilisation de la ligne managériale : le dialogue social est trop souvent « sous-traité » aux professionnels que sont le DRH ou le directeur des relations sociales, en oubliant l’apport du management intermédiaire.
Pour ma part, j’ajouterais volontiers à la liste ci-dessus quelques pratiques à même d’instaurer un climat de confiance, issues de l’expérience :
- Respect mutuel, reconnaissance de la légitimité et de la représentativité des parties, compréhension du système de contraintes du partenaire ;
- Définition partagée de l’agenda social, anticipation des changements et de leurs impacts sociaux ;
- Dialogue économique et stratégique en amont du dialogue social, qualité et transparence de l’information échangée, diagnostic partagé sur la durée ;
- Promotion des modes de concertation fondés sur la co-construction, recherche des solutions mutuellement gagnantes, attention partagée à l’équité des concessions ;
- Réduction des asymétries d’information, de pouvoir et de compétences ;
- Cohérence interne du discours, respect des engagements et alignement discours/action.
6) L’opposition entre dialogue social et dialogue professionnel est une fausse piste.
On a vu plus haut que le dialogue social (expression des salariés par l’intermédiaire de leurs représentants) et le dialogue professionnel (expression directe des salariés) se renforcent mutuellement. C’est la raison pour laquelle il est contre-productif d’opposer les deux. La récente disposition de la loi Travail permettant un référendum auprès de l’ensemble des salariés en cas de blocage du dialogue social doit d’ailleurs s’apprécier en tenant compte du fait que ce sont les organisations syndicales qui pourront en être à l’initiative. C’est pourquoi également, l’idée que le dialogue direct serait une alternative à un dialogue social plus difficile à mettre en œuvre me semble constituer une impasse. Elle est pourtant prégnante en France, aussi bien chez les contempteurs des syndicats (voir « Oui, les syndicats sont utiles ! ») que dans la version plus moderne de l’« entreprise libérée ». Elle se matérialise par une proposition qui semble fort populaire, consistant à permettre la participation au premier tour des élections professionnelles de candidats non soutenus par une organisation syndicale. Anodine en apparence, cette proposition souligne la défiance vis-à-vis des syndicats mais aussi de la notion même de représentativité. Elle passe par pertes et profits quatre réalités :
• un candidat non syndiqué peut parfaitement être incorporé dans une liste présentée au premier tour par une organisation syndicale représentative ou présente dans l’établissement ;
• le second tour reste quant à lui ouvert aux candidatures dites « libres » ;
• cette proposition favoriserait le corporatisme et aboutirait à un émiettement du paysage syndical français alors que celui-ci souffre déjà d’un fort degré de fractionnement ;
• les partis politiques qui préconisent cette mesure au nom de la liberté de candidature sont les premiers à ériger des barrières de plus en plus draconiennes pour les élections politiques (parrainages d’élus et signatures de militants) afin d’éviter les candidatures dites fantaisistes.
7) L’idée selon laquelle le dialogue social serait un « empêcheur de manager en rond » est fondamentalement fausse.
Le défi français tient au fait que notre pays se caractérise à la fois par une piètre qualité du dialogue social (participation indirecte) mais aussi du dialogue professionnel (participation directe des salariés). Ainsi, Eurofound montre que 3 pays parmi les 28 de l’UE se caractérisent par « la pauvreté de la communication entre management et employés à propos de l’organisation du travail » : l’Italie, le Portugal… et la France. De même, la France est mal placée, parmi les 28, pour sa capacité à mettre en œuvre les OTP (organisations du travail participatives), qui permettent aux salariés de s’impliquer concrètement dans le contenu de leur travail et son organisation (voir « Les organisations du travail participatives : les 5 piliers de la compétitivité »). A l’inverse, les pays dans lesquels les établissements favorisent le plus la participation et l’implication des salariés sont les mêmes que ceux qui développent une bonne qualité de dialogue social : les pays scandinaves et germaniques accompagnés par les Pays-Bas. Ce sont également les pays qui tirent la compétitivité européenne vers le haut.
Et pourtant… malgré la rigueur de ces démonstrations, on continuera à entendre les veilles antiennes sur le dialogue social obstacle à la compétitivité, ce que j’appelle le populisme social. Que valent-elles face à la solidité des analyses d’Eurofound, qui s’appuient sur les séries de données issues de la troisième enquête ECS (European Company Survey) ? Celles-ci bénéficient de trois atouts :
- Leur couverture géographique : elles ont été collectées fin 2013 par des enquêtes couvrant 32 pays européens (les 28 États-membres de l’Union Européenne, l’Islande, la Macédoine, le Monténégro et la Turquie).
- Leur couverture fonctionnelle : les représentants de la direction (RH préférentiellement) ont été interrogés (30.000 à travers l’Europe) ainsi que les représentants du principal organe de représentation des salariés (Comité d’entreprise ou équivalent ; plus de 9.000 interrogés), ce qui permet de couvrir une large gamme de problématiques.
- Leur couverture de l’appareil productif : contrairement à beaucoup d’enquêtes qui se contentent d’interroger des grandes entreprises, l’ECS couvre les établissements de plus de 10 personnes, ce qui permet d’incorporer la « vision PME ».
Conclusion
L’immaturité du dialogue social à la française est moins dû aux acteurs qu’aux institutions dans lesquelles il s’exprime, qui l’orientent vers un miroir aux alouettes, celui des droits formels. Cette immaturité pose un vrai problème de compétitivité, reconnu par la Commission européenne pourtant réputée libérale et rétive aux contraintes. Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, a déclaré souhaiter être « le président du dialogue social ». La Commission a signalé vouloir prendre des mesures pour « donner un nouvel élan au dialogue social » à travers l’Europe.
Pour l’essentiel, ce rapport confirme les premiers résultats de l’enquête ECS livrés dès fin 2013 : « La situation socioéconomique et la compétitivité apparaissent meilleures dans les pays qui disposent d’institutions de dialogue social et de relations industrielles bien établies »[9]. Eurofound montre même que le premier facteur qui différentie les établissements performants des autres (sur le plan économique comme sur celui du bien-être au travail) est justement le dialogue social, qui constitue ainsi un levier de performance globale (pour l’entreprise et les salariés) particulièrement efficace : « En général, les pratiques de dialogue social sont davantage associées aux différences en termes de performances et de bien-être que les autres pratiques sur le lieu de travail, telles que les pratiques liées à l’organisation du travail ou à la gestion des ressources humaines »[10].
En Europe, il est temps que les responsables de la Commission et des États-membres reconnaissent le dialogue social comme un outil de construction de la stratégie Europe 2020 de l’Union européenne, qui vise à remédier aux défaillances du modèle de croissance européen et à créer les conditions d’une « croissance intelligente, durable et inclusive ». Car être « le président du dialogue social » et « donner un nouvel élan au dialogue social » ne se décrètent pas !
En France, il est urgent qu’un vrai débat s’engage, qui montrera que le redressement économique et social du pays doit reposer sur un dialogue social renouvelé et non sur les ruines fumantes des « corps intermédiaires », du paritarisme et de la négociation sociale. De chef d’œuvre en péril, notre dialogue social pourrait devenir un outil de compétitivité.