- 1. D’une Commission à l’autre
L’année 2019 fut celle de la transition entre la Commission Junker et la Commission von der Leyen. Le premier semestre sous la Présidence roumaine du Conseil avait permis le commencement de la mise en œuvre du Socle social qui avait été adopté sur l’initiative prise par la Commission Junker : Directive relative aux conditions de travail transparentes et prévisibles ; Directive vie professionnelle, vie privée ; révision de la Directive protection des travailleurs contre les risques liés à l’exposition à des agents cancérigènes ou mutagènes au travail et inauguration de l’Autorité européenne du travail établie à Bratislava … [1]
Le deuxième semestre vit la mise en place du nouveau Parlement européen et celle plus laborieuse de la nouvelle Commission et de la nomination d’Ursula von der Leyen comme Présidente. Les affaires sociales seront confiées au commissaire luxembourgeois, Nicolas Schmit, un socialiste très proche des syndicats. Le programme présenté par la Présidente von der Leyen est centré sur un vaste plan pour la transition écologique et digitale et le renforcement de la dimension sociale de l’UE.
Le tandem Ursula von der Leyen/Nicolas Schmit fut assez efficace durant cette législature pour avancer de manière très concrète et très volontaire sur la mise en œuvre des propositions du Socle social européen. La période ne fut pas seulement marquée par les crises de la pandémie et de la guerre en Ukraine mais aussi par la réalisation du Brexit avec la nomination en juillet de Boris Johnson comme Premier ministre et sa victoire écrasante aux législatives britanniques de décembre.
L’année 2019 se terminera avec la présentation en décembre d’une Communication de la Commission « Le Pacte vert pour l’Europe » visant à faire de l’UE une zone climatiquement neutre à l’horizon 2050 par une transition écologique « socialement juste ».
Signalons enfin que le congrès de la Confédération Européenne des Syndicats de mai 2019 va élire Laurent Berger comme Président pour la période de 2019-2023. En temps normal la présidence de la CES dure un demi mandat mais, compte tenu de la situation de crise, les organisations de la CES demanderont au Secrétaire général de la CFDT d’assumer les 5 années du mandat, ce qui fut une lourde tâche.
- 2. Première crise : la pandémie Covid
Dès les premières semaines de 2020 le Covid, venant de Chine, se propage sur tout le continent mettant en lumière la dramatique absence d’une politique forte de santé européenne. Après une période de confusion et où chaque État adopte des mesures différentes, cette carence sera heureusement comblée rapidement par la coordination assez efficace des mesures de santé publique en particulier sur l’achat de vaccins et de matériels médicaux, leur répartition équitable et des mesures de soutien économique et social sans précèdent... Une politique européenne de santé émerge enfin ! [2]
Cette pandémie va bien sûr interférer sur l’agenda social de l’UE. La priorité sera donnée aux conséquences économiques et sociales de la pandémie en particulier pour les secteurs durement touchés comme le tourisme et l’hôtellerie. Les réactions de la Commission et des États membres ont été assez remarquables et rapides pour atténuer les conséquences sanitaires et socio-économiques de la pandémie en même temps que la situation soulignait les carences liées à l’appauvrissement des hôpitaux et au manque de matériels et de personnels et à la disparité entre les pays. Les conséquences de la pandémie n’ont pas été seulement sur les services de santé mais aussi sur les travailleuses/travailleurs de première ligne, que l’on a applaudis mais rapidement…oubliés.
Le développement du télétravail, lié au confinement, a été une conséquence majeure de cette période et pas seulement d’un point de vue conjoncturel mais dans une révolution structurelle de l’organisation du travail. Cela a conduit à la demande des syndicats européens mais aussi du Parlement européen à encadrer plus fortement le développement de cette forme de travail et en particulier en créant un droit la déconnexion. L’échec de la négociation sur ce point en 2023, du fait du blocage patronal, devrait conduire à une législation mais qui ne verra pas le jour, peut-être, avant 2025.
Une proposition de la Commission en février 2020 sur le salaire minimum sera lancée en consultation auprès des partenaires sociaux européens dont les positions furent diamétralement opposées : les syndicats européens résolument pour et le patronat farouchement contre ! Mais le processus législatif est lancé.
Après une année 2020 polarisée sur les conséquences sanitaires, économiques et sociales de la pandémie, l’année 2021 sera une année de relance de la politique sociale.
Une révolution se produit au niveau de l’UE, celle d’un l’accord historique pour un endettement commun par un emprunt européen permettant de financer un grand plan de relance pour lutter contre les conséquences économiques de la pandémie de Covid-19. Le plan européen, de 750 milliards, doit financer des programmes nationaux dans l’ensemble des États membres, sous forme de subventions (390 milliards d’euros) et de prêts (360 milliards d’euros) qui doivent permettre la mise en œuvre de réformes et de projets d’investissement jusqu’en 2025.
Enfin, le Royaume-Uni a quitté définitivement le marché unique et l’union douanière dans la nuit du 31 décembre 2020 au 1er janvier 2021.
- 3. Deuxième crise : la guerre en Ukraine
Février 2022 la Russie envahit l’Ukraine et une guerre terrible débute qui va engager l’Ukraine dans une résistance héroïque mais aussi tout le monde occidental en particulier l’Union européenne. On découvre la dépendance des pays européens vis-à-vis des combustibles fossiles russes qui va provoquer des problèmes d’approvisionnement mais aussi une flambée des prix de l’énergie et des denrées alimentaires que nous subissons encore aujourd’hui dans une crise du coût de la vie et l’appauvrissement de millions de personnes.
La Présidence française de l’UE dans le premier semestre 2022 a permis d’avancer et de conclure des propositions sociales importantes telle la Directive sur le salaire minimum [3]. Cette Directive adoptée en octobre 2022 marque un progrès important contre lequel le patronat européen s’est battu avec acharnement. Les dispositions les plus importantes de cette législation sont : la fixation des salaires minimaux nationaux est l’article 5 § 4, qui stipule que les États membres peuvent s’inspirer de valeurs de référence indicatives pour évaluer l’adéquation des salaires minimaux légaux, en utilisant des indicateurs internationalement reconnus comme 60 % du salaire médian brut et 50 % du salaire brut moyen ; le renforcement de la négociation collective et du rôle des syndicats et oblige les États membres dont le taux de couverture de la négociation collective est inférieur à 80 % à prendre des mesures pour l’augmenter.
Les avancées sociales continuent sur le cadre stratégique de l’UE sur la santé et la sécurité au travail et la mise en œuvre du plan d’action du socle des droits sociaux. La Commission a annoncé une série d’initiatives concrètes pour commencer à mettre en œuvre le nouveau cadre stratégique, notamment une proposition (septembre 2022) de révision de la directive de 2009 (2009/148/CE) concernant la protection des travailleurs contre les risques d’exposition à l’amiante au travail.
Sur l’amélioration des conditions de travail des travailleurs des plateformes et le choix de l’instrument juridique d’une directive, la Commission européenne a joué un rôle clé en étant à l’initiative politique sur la situation sociale de ces travailleurs. Elle a apporté une contribution essentielle à la définition du problème, en clarifiant la question du statut professionnel, et en particulier la « présomption d’emploi » qui était défendue par la CES pour lutter contre le faux travail « indépendant ». Le rôle du Parlement a également été essentiel. Le patronat, en particulier celui des plateformes, était farouchement opposé à cette réglementation. L’objectif général de la directive proposée est d’améliorer les conditions de travail et les droits sociaux des personnes travaillant via des plateformes, notamment en vue de soutenir les conditions d’une croissance durable des plateformes de travail numérique dans l’Union européenne.
- 4. Des crises productrices d’inégalités
- a. Entre pays de l’UE et les salariés
La pandémie a mis en évidence les inégalités existantes et en a créé de nouvelles dans une UE déjà marquée par des disparités considérables en matière de revenus et de bien-être. Les écarts de revenus entre les pays se sont accrus et la périphérie méridionale de l’UE (Grèce, Italie, Portugal, Espagne), qui était déjà en souffrance, a été la plus durement touchée par la pandémie. L’inflation annuelle au sein de l’Union européenne (UE) était de 9,6 % en juin 2022 ; un an plus tôt, elle n’était que de 2,2 %.
Eurostat a publié une étude sur les effets du Covid-19 en termes d’emploi en fonction des niveaux de revenus (Eurostat 2020). Elle montre que les travailleurs à bas salaire ont été plus susceptibles que les travailleurs mieux payés de perdre leur emploi ou de voir leur horaire réduit. Alors qu’en 2009, les travailleurs de l’industrie manufacturière ont été les principaux touchés, les confinements ont interrompu le travail dans de nombreux secteurs où la part de la main-d’œuvre précaire était beaucoup plus élevée et l’effet des paiements compensatoires plus faible. Le risque de perdre son emploi était particulièrement important pour les travailleurs sous contrat à durée déterminée et pour les groupes à faible revenu. La part des travailleurs touchés par les licenciements et le chômage partiel a été la plus élevée dans les pays méditerranéens et en Irlande. . - b. Entre genres
Les femmes ont subi plus fortement les conséquences de la pandémie en matière d’emplois et de revenus en particulier par la difficulté à combiner le travail salarié et la garde des enfants en raison des fermetures d’écoles.
- a. Entre pays de l’UE et les salariés
La nouvelle la Commission européenne nommée en 2019 a pourtant tout de suite marqué une ambition pour l’égalité. Au cours des deux dernières années, les gouvernements hongrois et polonais, parfois soutenus par la Bulgarie et la Slovaquie, ont en effet systématiquement tenté de supprimer les mots « genre » et « égalité de genre » des principaux documents politiques de l’Union, qui étaient auparavant approuvés par les États membres, ce qui a sapé les progrès de l’agenda de l’égalité de genre.
La Commission a réalisé, au cours des deux dernières années, des progrès significatifs dans la mise en œuvre de la stratégie pour l’égalité entre les hommes et les femmes. Elle a intensifié sa lutte contre la violence sexiste avec le soutien des défenseurs de l’égalité de genre au sein et en dehors des institutions.
Le Conseil a adopté de nouvelles règles sur la transparence des rémunérations le 24 avril 2023. La directive de l’UE vise à lutter contre la discrimination en matière de rémunérations et à contribuer à combler l’écart de rémunération entre les femmes et les hommes dans l’UE. En vertu des nouvelles règles, les entreprises de l’UE seront tenues de partager des informations concernant les salaires, et de prendre des mesures en cas d’écart de rémunération entre les femmes et les hommes supérieur à 5 %. La directive comprend également des dispositions sur l’indemnisation des victimes de discrimination en matière de rémunération ainsi que des sanctions, y compris des amendes, pour les employeurs qui enfreignent les règles. La Directive (UE) 2023/970 du Parlement européen et du Conseil du 10 mai 2023 vise à renforcer l’application du principe de l’égalité de rémunération pour un travail égal ou un travail de valeur égale entre hommes et femmes par la transparence des rémunérations et des mécanismes d’application pour l’égalité hommes/femmes.
Autre avancée, après avoir été bloqués au Conseil pendant une décennie, les négociateurs du PE et des pays de l’UE se sont finalement mis d’accord sur un projet de loi visant à accroître la présence des femmes dans les conseils d’administration des entreprises. Les changements de gouvernement dans certains États membres ont permis une percée dans les négociations sur la proposition « Women on Boards » (femmes dans les Conseils d’administration). Cette Directive adoptée en novembre 2023 stipule que 40 % des postes de directeurs non exécutifs devraient être attribués au sexe sous-représenté avec des sanctions dissuasives en cas de non-respect. Les petites et moyennes entreprises comptant jusqu’à 249 salariés seront exclues.
D’autres propositions importantes avancent telles que la Directive sur le devoir de vigilance qui impose aux entreprises l’obligation de prévenir et d’atténuer l’impact négatif de leurs activités sur les droits de l’homme et sur l’environnement.
- 5. Un dialogue social en souffrance
L’année 2019 avait bien commencé avec la signature (CES-BusinessEurope-CEEP-SMEunited) du 6éme programme de travail autonome des partenaires sociaux 2019-2021. Celui-ci s’articulait autour de six priorités : la digitalisation ; l’amélioration de la performance des marchés du travail et de systèmes sociaux ; le développement des compétences ; la lutte contre les risques psychosociaux ; le développement d’un dialogue social fort ; l’économie circulaire. Ce programme de travail ne comportait aucune mesure concrète offrant des droits aux travailleurs.
Il sera suivi en 2022 d’un nouveau Programme de travail 2022-2024 avec également 6 priorités : Télétravail et droit à la déconnexion, Transition écologique, Emploi des jeunes, Protection de la vie privée et surveillance liées au travail, Améliorer l’adéquation des compétences en Europe, Renforcer les capacités des partenaires sociaux. En fait seul l’un de ces thèmes concernait une négociation devant aboutir à un accord contraignant : l’actualisation de l’accord de 2002 sur le Télétravail avec l’introduction d’un droit à la déconnexion. À noter que c’était la première fois depuis plus de 20 ans que le patronat acceptait une négociation dont l’accord devait être l’objet d’une extension législative.
Malheureusement, après plus d’un an de négociation, le patronat européen a quitté la table de négociation sans autre argument que celui de l’impossibilité d’arriver à un accord qui semblait pourtant possible. Le processus législatif va maintenant reprendre mais il aura été neutralisé sciemment par le patronat pendant 18 mois et devra passer sous la législature à venir [4].
Le problème d’une négociation européenne possible s’était également présenté sur la révision de la Directive sur les Comités d’entreprises européens mais le patronat n’avait comme objectif que de gagner du temps sur une initiative législative pour essayer d’enterrer cette révision. Quand on se rappelle que le patronat européen écrivait qu’une révision de la Directive serait « un nouvel exemple négatif d’une initiative réglementaire de l’UE qui nuirait profondément à la compétitivité des entreprises » on voit le peu de marges d’améliorations possibles… Améliorer le fonctionnement des CEE pour BusinessEurope aurait été limité à des recommandations ou un code de conduite mais à rien de contraignant. La CES refusait donc logiquement, en septembre 2023, de se lancer dans une négociation qui se serait terminée, comme celle sur la digitalisation, sur un échec par le refus patronal de s’engager sur des droits réels. La CES demandait à la Commission de lancer rapidement le processus législatif ce que celle-ci a fait, en décembre 2023, avec une proposition de Directive. Le processus est lancé mais c’est le nouveau PE et la nouvelle Commission qui devront le gérer [5].
Malgré tous les efforts de la CES, le patronat européen ne veut pas dépasser le stade déclaratif. Cette période s’est terminée par trois réunions importantes.
- La première était un Sommet du Dialogue social organisé, à Val Duchesse (lieu originel du dialogue social européen avec le premier sommet organisé par Jacques Delors le 31 janvier 1985) par la Présidence belge de l’UE le 31 janvier 2024. Les partenaires sociaux, la Commission européenne, la présidence belge du Conseil de l’UE ont signé une « déclaration tripartite pour un dialogue social européen fructueux ».
- Puis un Sommet social tripartite entre les Institutions européennes et les partenaires sociaux s’est tenu le 20 mars 2024 à Bruxelles. Le thème principal du sommet était « Une Europe économiquement et socialement forte pour jouer son rôle dans le monde ». Les discussions ont porté sur une stratégie industrielle complémentaire au Pacte vert avec en son cœur des emplois de qualité ; un marché unique qui répond aux attentes des entreprises et des travailleurs ; la lutte contre les pénuries de compétences et de main-d’œuvre.
- Enfin une Conférence tripartite + s’est tenue sous la Présidence belge le 16 avril sur « L’avenir du Socle social européen » réunissant les partenaires sociaux, les représentants de la société civile, la Commission, le Conseil, le Parlement européen, le Comité économique et social européen et la Présidence belge. Une Déclaration importante traçant l’avenir de la politique sociale européenne a été signée par tous les participants. Tout cela est très bien mais finalement aucune norme contractuelle n’est négociée dans le cadre du dialogue social, il s’agit d’activités tri voir quadri partites.
L’avenir de l’UE se joue en partie aux élections de juin 2024. La Confédération européenne des syndicats s’est résolument engagée à son congrès de Berlin de mai 2023 sur un « Manifeste pour une Europe juste, démocratique, des emplois sûrs, des salaires décents, d’excellents services publics, l’égalité pour tous et des droits forts pour les travailleurs, basés sur la négociation collective et le dialogue social ». C’est sur ce manifeste que les syndicats européens doivent s’appuyer pour les élections européennes en particulier pour combattre l’extrême droite populiste.
- 6. Un avenir incertain
Le bilan social de la Commission européenne n’est pas mauvais compte tenu des circonstances mais beaucoup de propositions en cours d’examen (telle la révision de la Directive sur les Comités d’entreprises européens) vont passer en discussion dans le nouveau Parlement européen qui sera élu en juin et avec une nouvelle Commission qui prendra place durant le deuxième semestre. Ursula von der Leyen est candidate à sa succession et Nicolas Schmit est tête de liste du parti Socialistes et Démocrates, c’est-à-dire potentiel candidat à la Présidence de la Commission, mais la désignation du/de la futur(e) Président(e) dépendra du résultat des élections et de la place qu’occuperont les partis populistes et d’extrême droite. Aussi bien au Parlement européen que dans la désignation des membres de la Commission par les États membres il y aura certainement une poussée des partis populistes de la droite radicale qui va entraver les avancées sociales et l’égalité des genres qu’ils remettent d’ailleurs en question, comme l’État de droit, au niveau d’un certain nombre d’États membres. Si la Pologne a heureusement connu une évolution politique encourageante, il reste des États comme la Hongrie, la Slovaquie, l’Italie…
Le Green deal (Pacte vert) est également en difficulté avec les actions récentes du monde paysan dans plusieurs pays européens et en particulier en France.
D’un autre coté la pandémie Covid a stimulé une politique européenne de santé qui n’existait pas et la guerre en Ukraine pose le problème d’une Europe de la défense encore plus importante avec les risques de l’élection de Donald Trump aux États-Unis en novembre.
Heureusement, le pire n’est jamais certain…